Paul NIZAN contre « l’Homo Economicus ». Aden Arabie, 1931.

  

Paul Nizan, à l'âge de 35 ans.


     Formidable texte de Paul NIZAN, dans le dernier chapitre de son récit de voyage Aden Arabie, publié en 1931, où il pressent le règne dévastateur de « l’Homo Economicus » qui va vampiriser en l’être humain toute son humanité et son humanisme… Visionnaire !

      " Leurs penseurs ont fabriqué à leur usage des modèles stérilisés de l’homme. On apprend à les démonter à l’école et ce travail dispense de la connaissance véritable et de l’amour efficace: on est même bien content d’en savoir si long sur l’homme, c’est plus qu’il n’en faut aux affaires, et ces descriptions abstraites sont après tout suffisantes pour ce qu’on fait de l’homme: elles constituent ce qu’on appelle la Culture. […]                        

      Tous mes parents, tous mes cousins, tous mes camarades d’enfance font partie de cette espèce humaine qui vit stérile dans ses pourboires et ses respects. Dépassée en pouvoir et en dignité par ceux qu’elle nomme elle-même grands bourgeois, elle exécute leurs consignes, collée à leur destin, unie à eux, pour opprimer un immense prolétariat qui sort de l’inconscience comme d’une nuit et porte le dernier espoir des hommes. […]  Vient finalement le jour glorieux où ses membres reçoivent un dividende : ils savent qu’ils ont franchi enfin la barrière idéale qui les séparait encore de la parfaite complicité. Ils peuvent prononcer avec la seule émotion sincère qu’il leur soit donné de ressentir le mot religieux de Capital. Entre leurs maîtres et eux, il n’existe plus qu’une différence de quantité, mais ils sont de la même essence.

       Que vous ayez une action ou mille, le nombre ne compte plus. Toute leur bassesse, tout le poids dont ils pèsent, toute leur absence d’humanité proviennent de ce passage. Ils ne défendent plus leur vie, mais un profit luxueux et l’idée qu’il donne de leur importance. La grandeur de ce profit même n’entre pas en ligne de compte. Ils peuvent en arriver à être cruels. Ils sacrifient tout en faveur de l’ordre qui leur garantit ce profit et leur assure la permanence de leur transformation mystique de travailleurs en rentiers. Bien que ces profits ne procurent aucune satisfaction concrète. Un profit achète des objets : il ne se manifeste que par un achat. Ces achats sont morts, ces objets sont dès qu’on les possède usés jusqu’à la corde : ils engendrent une maladie, des faux désirs.  Ainsi le mépris qu’ils éprouvent, l’envie qu’ils provoquent, sont les sentiments de leur vie. Ils ne se sentent vivre que si quelqu’un les jalouse ou les hait. Ils s’en contentent car il faut bien se sentir vivre, sentir qu’on est. Personne n’est content de l’ennui. Je dis qu’ils s’ennuient car leur véritable vie est tuée sans réparation. Les hommes ne sont pas comme les crabes: leurs parties amputées ne repoussent pas toutes seules.

     Réalité dissoute. Existence de fumée. Passions des rêves. Ni vu, ni connu, l’homme est passé au compte de profits et pertes.

    Il existe un travail et une possession réelle, je veux dire chez les paysans, les artisans, les poètes, la  possession signifie l’unité de l’action, du prix, et du produit. Mais les bourgeois produisent et possèdent abstraitement. Comme il y a beau temps qu’ils ont hérité d’Israël, ils passent la vie à prêter à intérêt. Ils commanditent, petitement ou grandement, ils sont porteurs d’obligations et touchent des sommes abstraites versées par des débiteurs abstraits : une ville, une compagnie, un État, un chemin de fer. Ou ils possèdent des actions: des ouvriers de chair travaillent pour allonger leur existence de fantômes. 

     Entre les êtres et eux, la vie humaine et eux, la banque est suivie de son cortège fantastique de bourses, de charges, d’agents de change. Le genre de possession et de profit bourgeois les sépare de tout ce qui est réel: ils connaissent seulement des signaux et de féeriques contacts à distance. Leur monde est magique. Le jour où ces gens tiennent entre les mains un pouvoir timbré, un titre vert, ils participent à la nature mystique d’un être qui n’existe pas. Ils absorbent leurs hosties de capital.

    Ils ne sont pas. Ils sont conduits par les démons de l’abstraction. Qu’est-ce qu’ils pensent ? Qui les pense ?  États civils, catalogues. Riches en étiquettes comme une vieille valise de voyageur. […]

    Dans ses commencements, Homo Economicus était simple et unique, comme le triangle. Tous ses exemplaires se ressemblaient comme des épingles. Mais il a eu de la descendance, il a donné naissance à des familles qui ne s’aiment pas toujours bien qu’elles aient le même ancêtre. Homo Economicus est maintenant banquier, industriel, commissaire, coulissier. Il a des variétés de rentiers, de petits propriétaires, de joueurs de bourse. On peut rencontrer un Homo Economicus fonctionnaire, ouvrier même. C’est un animal content de son économie du profit supplémentaire. Bien qu’il répète avec l’amour des sentences: on n’a rien pour rien, il a ce profit sans rien donner en échange. Il tient d’autant plus à lui que ce profit est vraiment gratuit. Il a le corps d’un homme. Tous les chiens, tous les chevaux, les femmes et l’ange de la Mort ne le prennent pas pour   caricature de l’homme, il aime, il mange, il digère, il élimine avec des organes d’homme, il ferme les yeux, la nuit, il sait marcher. En dépit de ces apparences, il se rapproche plutôt des distributeurs automatiques, c’est un appareil qui parle et avance, aussi peu humain que les lampes qui s’allument, que les moteurs qui tournent quand leur courant passe. Il est possible que les lampes croient s’allumer volontairement, que le volant ne tourne pas sans une conscience agréable du libre arbitre de sa rotation. Homo Economicus marche sur les derniers hommes, il est contre les derniers vivants et veut les convertir à sa mort. La grande ruse de la bourgeoisie consiste à rendre les ouvriers actionnaires ou rentiers : ils sont alors conquis à la morale et à la dureté et à la mort d’Homo Economicus. Les hommes seront-ils éternellement dociles à ce piétinement et à la séduction des machines parlantes ? Il est temps de détruire Homo Economicus, qu’on peut blesser: il est vulnérable comme un homme lorsqu’il est nu. Mais on ne saurait le persuader : il ne sait pas qu’il vous écrase, ni pourquoi il le fait: le capital exige qu’il écrase, c’est comme la loi d’un dieu. Le capital lui donne assez de passion, de sentiments pour qu’il fasse son ouvrage avec conviction: les passions mêmes augmentent le profit et le rendement. Il écrase sans dessein, sans justification. Il n’est pas admirable, ou parfait, ou bienheureux, parce qu’il écrase. Homo Economicus n’a pas de joie, il ne tire pas de bonheur du malheur des hommes. Je ne vois pas à gauche d’un juge des esclaves et à sa droite des hommes achevés, des surnaturels de la France. Aucun sacrifice ne sert à la beauté ou à la joie d’Homo Economicus: avez-vous seulement regardé ses plaisirs, ses visages ?  Il est impossible de trouver pour lui des justifications humaines à l’absurdité de sa vie et à la fatalité de sa puissance. […]

   Homo Economicus a son illusion du bonheur : il parle de sa puissance, et il entretient des hommes pour lui fabriquer des illusions : des romanciers, des historiens, des poètes épiques, des philosophes. C’est qu’il éprouve de temps en temps, quand un de ses organes marche mal, que sa vie n’a pas la substance que réclame la vie. Il se jette donc sur les satisfactions imaginaires. Par bonheur c’est un animal respectueux qui aime les pensées de vénération. Homo Economicus respecte ce qui le protège. Il respecte à tous les étages. Confort moderne de la conscience. Il embrasse par exemple avec une ardeur imitée les causes inventées pour rendre son désert supportable : celles du droit, du devoir, de la loyauté, de la charité, de la patrie. Ces mots eurent du poids en leur temps, bien qu’il soit désormais impossible de saisir qu’ils composèrent un langage humain, et nommaient des objets pour lesquels des hommes pouvaient mourir : seule preuve de l’amour. Mais ils sont vidés. Ce sont des coquilles qui s’entrechoquent dans les conseils d’administration et les conseils de cabinet où les politiques habillent leurs mauvais coups. Il respecte par exemple leurs grands hommes. Les grands le justifient. Il faut voir les Français défiler les jours de fête devant les héros qu’on procure sagement à leurs besoins de récréation. Aux tours de chiens savants de leurs penseurs. De leurs ministres. À leurs chiens savants devant leurs Morts. Et ils appellent ces tours la communion et la vie. Il faut les voir quand un de leurs petits grands hommes est mort. Ils sont chez eux dans ce sublime de tentures, de drapeaux et de messes. Ils se portent en foule vers les lieux d’exposition publique, hommes, femmes et petits enfants avides de bons exemples. Il y a ces jours-là de grandes bandes silencieuses de moutons noirs gardés par la police ; quand le soir arrive, lorsque le nombre des voitures diminue, on n’entend plus que ce piétinement humide des invités dans les églises les jours de noce et de funérailles. Les figures de pierre molle ne remuent pas les lèvres. Les têtes sont inclinées. Tous les cœurs sont emplis de cette pourriture nommée Majesté de la Mort. Une aimantation mystérieuse les entraîne du côté des cadavres, comme les insectes qui pâturent en file sur les petits cadavres d’animaux, les taupes, les belettes, les rats. […] Leur vie est nourrie par l’orgueil qu’ils en tirent, par une déformation, une dilatation ignobles de l’amour de soi. L’orgueil les empêche de voir leur propre impatience d’indigents, leur besoin de diversion et de légendes. […]

   Il faut être attentif, ne rien oublier. Ils guettent au fond de leurs trous confortables: ce qui nous attend n’est pas un avenir séduisant. Devenir leurs pareils, avec le souvenir honteux d’avoir voulu dans la jeunesse vivre comme des hommes : devenir un de leurs serviteurs, chargés de besognes désignées par eux et prescrites d’un bout à l’autre. Pas d’autres fins sans batailles. Je craignais ces fins. Je ne veux pas mourir dans la dégradation d’un banquier, ni dans la déchéance d’un manœuvre docile. […]

    Vous êtes solitaires. Quand vous dînez, quand vous êtes dans un théâtre, dans un cinéma, quand vous marchez sur un trottoir, quand vous êtes dans un lit avec une femme, cherchez des pièges. Les décors où vous passez sont dressés contre vous. Vous devez les détruire. " 


  Nous pouvons penser que tant qu'il existera des raisons de se révolter, contre l'état du monde, ou d'en désespérer sourdement, la voix de Paul Nizan vaudra d'être entendue. Encore faut-il la faire entendre ! A cette fin, cet extrait court mais édifiant des "Chiens de garde" :





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