Un peu de recul face à l'hystérie montante...
Par les temps qui courent, dévorés par l'hystérie croissante générée par les médias et certains politiques, un virus plus semblable à celui de la grippe qu'aux terribles vecteurs des pestes d'antan ou que d'Ebola, met le monde aux bords de l'abîme et pousse les autorités à prendre des mesures similaires à celles dont Albert Camus avait jadis raillé le ridicule et l'absurdité dans sa célébrissime chronique qui demeure LE livre à lire pour se guérir des fantasmes morbides et des peurs sordides auxquels des dirigeants cyniques se complaisent à soumettre leurs peuples. S'il est un constat à faire de ce temps de crise sanitaire, c'est que la différence entre les états dits dictatoriaux et ceux prétendus démocratiques tend à se réduire considérablement...
Mais là n'est pas fondamentalement le propos de cette petite chronique, qui souhaite surtout attirer l'attention sur la nécessité d'une prise de recul, d'un temps de réflexion avant d'accepter ou non, toutes les mesures fantasques qui pourraient être prétendument justifiées par le contexte d'épidémie. Outre la relecture de La Peste d'Albert Camus et Le Hussard sur le toit de Jean Giono, pour limiter le parcours de lecture à ces deux chefs-d'oeuvre français, je ne peux que recommander le remarquable article de Patrick Zylberman intitulé Crises sanitaires, crises politiques dans la revue Les tribunes de la santé dont je vous livre ci-dessous un extrait significatif, sa conclusion, accompagnée du lien vers la revue pour sa lecture intégrale.
Vous n'entendrez assurément plus les interventions des médias ou des politiques aux journaux télévisés de la même oreille après les avoir lus ! Bonne lecture à toutes et tous !
"Le schéma thucydidéen a dessiné d’emblée une corrélation stricte entre crise sanitaire (épidémie) et crise politicomorale (anomia). La crise sanitaire est une crise épidémiologique, médicale et aussi, indissociablement, une crise politique et une crise de gouvernement. À côté d’approches cliniques et épidémiologiques, elle relève d’une double théorie du politique (pouvoir, violence, contrainte) et du gouvernement (structure de l’État, comportement des gouvernants). La maîtrise de l’État sur les crises sanitaires dépend de sa propre capacité à créer, développer et gérer des organisations complexes et spécialisées (système de soins et système de santé, agences, comités d’experts), de sa capacité à assurer la permanence de leur fonctionnement et la mobilisation de leurs ressources, enfin de son pouvoir de contrôle sur l’usage de la contrainte dans la réponse à la crise.
52Finalement, pourquoi, aujourd’hui, cette obsession de la crise ? Sans doute le monde développé a-t-il connu depuis 1973 un enchaînement de crises de toute nature, avec, sentiment subjectif mais largement partagé, une accélération du rythme des événements de grande ampleur, tant sur le plan environnemental que sur le plan sanitaire.
53Mais il y a plus. John Gray l’a noté : la politique contemporaine évolue dans un univers hanté par l’Apocalypse (héritage du XXe siècle totalitaire et conséquence de la guerre religieuse qui s’est en flammée dans la première décennie du XXIe). On avait coutume d’imputer aux utopies millénaristes la lointaine paternité des idéologies totalitaires, mais aussi de « la religion du progrès des Temps modernes ». Or, à la fin de la guerre froide, ce cocktail typique a émigré de la gauche vers la droite. Morte la révolution, les religions apocalyptiques ont refait surface en s’emparant de l’utopie libérale du progrès [45] .
54Et il est vrai qu’aux États-Unis le Department of Homeland Security (créé en 2003) a élaboré et publié un certain nombre de scénarios des menaces microbiennes, ou, pour ceux qui préfèrent la langue de bois, des « nouveaux risques » (épidémies, bioterrorisme, etc.), lesquels scénarios mettent en scène l’Ennemi universel (avec une majuscule) : « terroristes, extrémistes du cru, agents de l’étranger, ou même ancien employé en colère, nous nommerons les exécuteurs “l’Adversaire universel” [46] ». Le DHS alimente une banque de données a fin de conférer à l’adversaire des caractéristiques qui reflètent les menaces potentielles. En février 2006, cette base comptait six catégories de menace, quinze profils de groupe, des fiches sur des terroristes recherchés, des descriptions détaillées des tactiques employées, etc. [47] Gray dit : « à droite », et il pense bien sûr à Tony Blair et à George W. Bush. « Curieux mélange, écrit-il, de Docteur Folamour et de Billy Graham [48] . »
55Rien n’interdit, cependant, de généraliser le raisonnement du philosophe britannique. Pour la vision apocalyptique de l’histoire, toute crise historique est en même temps une catastrophe cosmique. Comme la menace biologique – ou climatique – aujourd’hui, l’événement (eschatologique) est supposé combiner désordre de la nature et perversité des hommes, causes naturelles et entreprises criminelles ou quasi-criminelles. La fabrique des scénarios (preparedness) est toute tissue de ce discours à la fois technologique et apocalyptique. La crise n’est pas quelque chose qui sera, ou qui va être : c’est quelque chose qui vient, « la pandémie qui vient », pour reprendre le titre d’un article que Michael Osterholm, professeur à la Minnesota School of Public Health, a publié en 2005 dans Foreign Affairs, dans lequel il expliquait la catastrophe qui se développerait après que le virus de la grippe aviaire se serait humanisé. Prédiction infaillible, où, selon la magnifique formule de Jean Grosjean, « le futur serait remplacé par l’imminent [49] ».
56La réalité fait peur non parce qu’elle est réelle mais parce qu’elle menace de le devenir [50] . Et cette « réalité »-là s’éloigne de plus en plus de cet ordre des possibles que représentait encore la « société du risque ». Sécurité nationale et sécurité sanitaire, ces politiques doivent désormais s’établir dans un monde où le progrès guidé par la science et garanti par la coopération entre les acteurs se trouve en butte à la volonté illimitée de détruire de l’Adversaire, jihadistes ou virus inconnu, et où, les événements ayant un caractère indéterminé, il n’est pas possible d’avoir une science fondée de ce qui arrivera. l’événement microbien est rencontre, fruit du hasard, agrégat, insignifiant dans la mesure où il ne répond à aucune nécessité. Seul moyen d’y parer : apprendre, comme disait Nietzsche, à séparer le nécessaire du contingent, voir le lointain comme s’il était présent et faire de tout avenir une répétition, de tout futur un passé nécessaire, régulier, prévisible : la tâche, précisément, et l’objectif des scénarios."
Voir aussi cette excellente source: https://www.cairn.info/les-peurs-collectives--9782749238531.htm
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