Albert Camus et la pauvreté.




  • Camus et la pauvreté (Extrait de la Préface de L’Envers et l’Endroit, édition de la Pléiade pp 6-7)
  Chaque artiste garde ainsi, au fond de lui, une source unique qui alimente pendant sa vie ce qu’il est et  ce qu’il dit. Quand la source est tarie,  on  voit  peu  à  peu  l’œuvre  se  racornir,  se  fendiller.  Ce  sont  les terres ingrates de l’art que le courant invisible n’irrigue plus. Le cheveu  devenu  rare  et  sec,  l’artiste, couvert de chaumes, est mûr pour le silence, ou  les  salons, qui  reviennent au même.  Pour moi, je sais que ma source est dans l’Envers et l’Endroit, dans ce monde de pauvreté et de lumière où j’ai longtemps vécu et dont le souvenir me préserve encore des deux dangers contraires qui menacent tout artiste, le ressentiment et la satisfaction.
  La pauvreté, d’abord, n’a jamais été un malheur pour moi : la lumière y répandait ses richesses. Même mes révoltes en ont été éclairées. Elles furent presque toujours, je crois pouvoir le dire sans tricher, des révoltes pour tous, et pour que la vie de tous soit élevée dans la lumière. Il n’est pas sûr que mon cœur  fût naturellement disposé à cette sorte d’amour. Mais les circonstances m’ont aidé. Pour corriger une indifférence naturelle, je fus placé à mi-distance de la misère et du soleil. La misère m’empêcha de croire que tout est bien sous le soleil et dans l’histoire; le soleil m’apprit que l’histoire n’est pas tout. Changer la vie, oui, mais non le monde dont je faisais ma divinité. C’est ainsi, sans doute, que j’abordai cette carrière inconfortable où je suis, m’engageant avec innocence sur un fil d’équilibre où j’avance péniblement, sans être sûr d’atteindre le but. Autrement dit, je devins un artiste, s’il est vrai qu’il n’est pas d’art sans refus ni sans consentement.
  Dans tous les cas, la belle chaleur qui régnait sur mon enfance m’a privé de tout ressentiment. Je vivais dans la gêne, mais aussi dans une sorte de jouissance. Je me sentais des forces infinies : il fallait seulement leur trouver un point d’application. Ce n’était pas la pauvreté qui faisait obstacle à ces forces : en Afrique, la mer et le soleil ne coûtent rien. […] Mais, après m’être interrogé, je puis témoigner que, parmi mes nombreuses faiblesses, n’a jamais figuré le défaut le plus répandu parmi nous, je veux dire l’envie, véritable cancer des sociétés et des doctrines.
  Le mérite de cette heureuse immunité ne me revient pas. Je la dois aux miens, d’abord, qui manquaient de presque tout et n’enviaient à peu près rien. Par son seul silence, sa réserve, sa fierté naturelle et sobre, cette famille, qui ne savait même pas lire, m’a donné alors mes plus hautes leçons, qui durent toujours. Et puis, j’étais moi-même trop occupé à sentir pour rêver d’autre chose. Encore maintenant, quand je vois la vie d’une grande fortune à Paris, il y a de la compassion dans l’éloignement qu’elle m’inspire souvent. On trouve dans le monde beaucoup d’injustices, mais il en est une dont on ne parle jamais, qui est celle de climat. De cette injustice-là, j’ai été longtemps, sans le savoir, un des profiteurs. J’entends d’ici les accusations de nos féroces philanthropes, s’ils me lisaient. Je veux faire passer les ouvriers pour riches et les bourgeois pour pauvres, afin de conserver plus longtemps l’heureuse servitude des uns et la puissance des autres. Non, ce n’est pas cela. Au contraire, lorsque la pauvreté se conjugue avec cette vie sans ciel ni espoir qu’en arrivant à l’âge d’homme j’ai découverte dans les horribles faubourgs de nos villes, alors l’injustice dernière, et la plus révoltante, est consommée : il faut tout faire, en effet, pour que ces hommes échappent à la double humiliation de la misère et de la laideur. Né pauvre, dans un quartier ouvrier, je ne savais pourtant pas ce qu’était le vrai malheur avant de connaître nos banlieues froides. Même l’extrême misère arabe ne s’y peut comparer, sous la différence des ciels. Mais une fois qu’on a connu les faubourgs industriels, on se sent à jamais souillé, je crois, et responsable de leur existence.  Ce  que  j’ai  dit  ne  reste  pas  moins vrai. Je rencontre parfois des gens  qui  vivent  au  milieu  de  fortunes que je ne peux même pas imaginer. Il me faut cependant un effort pour comprendre qu’on puisse envier ces fortunes. Pendant huit jours, il y a longtemps, j’ai vécu comblé des biens de ce monde : nous dormions sans toit, sur une plage, je me nourrissais de fruits et je passais la moitié de mes journées dans une eau déserte. J’ai appris à cette époque une vérité qui m’a toujours poussé à recevoir les signes du confort, ou de l’installation, avec ironie, impatience, et quelques fois avec fureur. Bien que je vive maintenant sans le souci du lendemain, donc en privilégié, je ne sais pas posséder. Ce que j’ai, et qui m’est toujours offert sans que je l’aie recherché, je ne puis rien en garder. Moins par prodigalité, il me semble, que par une autre sorte de parcimonie : je suis avare de cette liberté qui disparaît dès que commence l’excès des biens. Le plus grand des luxes n’a jamais cessé de coïncider pour moi avec un certain dénuement. J’aime la maison nue des Arabes ou des Espagnols. Le lieu où je préfère vivre et travailler (et, chose plus rare, où il  me  serait  égal  de  mourir)  est  la chambre d’hôtel. Je n’ai jamais pu m’abandonner à ce qu’on appelle la vie d’intérieur (qui est si  souvent  le  contraire  de la vie intérieure) ; le bonheur dit bourgeois m’ennuie et m’effraie. Cette inaptitude n’a du reste rien de glorieux ; elle n’a pas peu contribué à alimenter mes mauvais défauts. Je n’envie rien, ce qui est mon droit, mais je ne pense pas toujours aux envies des autres et cela m’ôte de l’imagination, c’est-à-dire de la bonté. Il est vrai que je me suis fait une maxime pour mon usage personnel : « Il faut mettre ses principes dans les grandes choses, aux petites la miséricorde suffit. » Hélas ! on se fait des maximes  pour combler les trous de sa propre nature. Chez moi, la miséricorde dont je parle s’appelle plutôt indifférence. Ses effets, on s’en doute, sont moins miraculeux. Mais je veux seulement souligner  que la pauvreté ne suppose pas forcément l’envie. […]
  Artiste, par exemple, j’ai commencé à vivre dans l’admiration, ce qui, dans un sens, est le paradis terrestre. (On sait qu’aujourd’hui l’usage, en France, pour débuter dans les lettres, et même pour y finir, est au contraire de choisir un artiste à railler.) De même, mes passions d’homme n’ont jamais été « contre ». Les êtres que j’ai aimés ont toujours été meilleurs et plus grands que moi. La pauvreté telle que je l’ai vécue ne m’a donc pas enseigné le ressentiment, mais une certaine fidélité, au contraire, et la ténacité muette. S’il m’est arrivé de l’oublier, moi seul ou mes défauts en sommes responsables, et non le monde où je suis né. […] « Il n’y a pas d’amour de vivre sans désespoir de vivre », ai-je écrit, non sans emphase, dans ces pages. Je ne savais pas à l’époque à quel point je disais vrai ; je n’avais pas encore traversé les temps du vrai désespoir. Ces temps sont venus et  ils ont pu tout détruire en moi, sauf justement l’appétit désordonné  de vivre.

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